Alerte pour la République

Par PIERRE-LOUIS REMY

Source : Chroniques d’aujourd’hui, pour demain

Le mouvement des gilets jaunes est difficile à cerner, dans ses modalités d’action, ses objectifs, son organisation. Il est plein d’ambiguïtés et de contradictions. A ce jour on ne sait pas ce qu’il en adviendra.

Mais il est l’expression de deux crises majeures auxquelles nous sommes confrontés, pas seulement notre pays, mais particulièrement pour ce qui concerne la deuxième.
 
1 – La montée des inégalités et la perte de la perspective de vivre mieux demain

Au-delà des statistiques et des débats qu’elles suscitent, il faut faire un constat : une partie de nos concitoyens vivent bien, et souvent de mieux en mieux ; une autre vit mal, très mal, sans perspective que cela change. Parmi ceux-ci, il y a des courageux, qui se lèvent tôt, par exemple ceux et plus encore celles qui font le ménage dans les bureaux avant l’arrivée de leurs occupants ; et des découragés. Pour eux, il est facile de dire qu’ils ne font pas d’efforts. C’est sans doute vrai pour certains, mais prenons garde de juger trop vite, sans connaître les histoires personnelles. Pour les uns et pour les autres, la vie est difficile, faite de multiples contraintes et souvent sans perspective d’amélioration. Comment peuvent-ils comprendre qu’on leur demande des efforts, si cela complique encore leur vie ; alors même que les catégories aisées ne sont pas, ou très peu affectées dans leur mode de vie, et que leur bilan carbone est en général bien plus élevé que celui des personnes moins favorisées. Comment peuvent-ils accepter une taxation supplémentaire, alors qu’à juste titre, ils perçoivent notre système fiscal comme profondément, et de plus en plus, injuste.


Il est illusoire d’avoir pour objectif à court et moyen terme une égalité dans l’empreinte carbone de chacun, à l’échelle d’un pays, a fortiori à l’échelle du monde. Mais, au-delà de la lutte contre les gaspillages, qui ne se discute pas, comment demander des efforts à ceux qui vivent le plus mal et se sentent les plus contraints, si le premier pas dans la modification des comportements ne vient pas de ceux qui ont la contribution la plus forte aux émissions de gaz à effet de serre. C’est plutôt le contraire qui se passe. Les plus favorisés n’ont aucune difficulté à contourner les effets négatifs pour eux du réchauffement climatique…en alourdissant la facture énergétique. Les climatiseurs se sont multipliés pour se préserver des températures devenues trop élevées. Et les canons à neige permettent que les vacances de ski soient toujours au rendez-vous.

Le réchauffement climatique nous rappelle un fondement souvent oublié : qu’on le veuille ou non, nous sommes interdépendants. Et ceci a un corollaire : l’interdépendance rend la solidarité nécessaire : dans la logique du chacun pour soi, l’humanité est vouée à disparaître, non d’abord pour une raison morale, mais du fait d’une cause physique. C’est sans doute parce qu’ils comprennent cette évidence que les tenants du « chacun pour soi » sont logiquement enclins à nier toute responsabilité humaine dans le réchauffement climatique.

L’urgence est donc de donner une place centrale à l’impératif de solidarité. En amont de toutes les mesures concrètes qu’on peut imaginer, c’est un objectif idéologique vital. C’est une responsabilité de chacun, plus encore des intellectuels, des philosophes, des religieux, et en premier lieu des politiques, qui, dans ce domaine, ont une fonction éminente à jouer, qu’aujourd’hui, ils n’assument pas. Ce devrait être le cœur du projet européen. Et c’est aujourd’hui, à mon sens, ce sur quoi, l’Union Européenne a failli : sur deux dossiers majeurs, celui des migrants et celui de la fiscalité c’est l’individualisme, le repli sur soi, l’égoïsme des Etats qui domine.

2 – La crise de la démocratie

On ne réalise pas de changements véritables sans l’adhésion d’un grand nombre. Cette conviction qui est la mienne n’a peut-être pas de valeur universelle. Certains citeront peut-être, en contre-exemple, la Turquie d’Ataturk ou l’Iran du Shah. On peut débattre sur ces situations, mais ma proposition est applicable sans réserve, à nos pays développés, c’est-à-dire éduqués et complexes.

C’est le sens de la démocratie de permettre le débat public, la confrontation des points de vue et, en définitive de faire émerger des lignes d’action, autour desquelles se retrouvent une majorité. C’est aussi le rôle de la négociation sociale de définir des points d’équilibres entre différentes approches, différents intérêts, autour desquels les parties prenantes se retrouvent, peu ou prou.

Cela prend du temps, mais cela permet l’adhésion ou au moins la compréhension du grand nombre.

Construite dans la perspective de renforcer l’efficacité gouvernementale, dans un contexte de défiance vis-à-vis des partis, pourtant explicitement mentionnés pour leurs concours à la démocratie dans son article 4, la constitution de la cinquième république a organisé la prévalence du pouvoir exécutif, partagé, à l’origine entre le premier ministre et le président de la république. L’élection depuis 1962 du président de la république au suffrage universel, parce qu’elle lui conférait une légitimité directe, a consacré le rôle prééminent de celui-ci dans l’organisation des pouvoirs.

L’instauration du quinquennat, qui fait rythmer le calendrier du renouvellement de l’Assemblée Nationale avec l’élection du président de la république, couplée avec la funeste décision de Lionel Jospin d’inverser l’ordre de ces deux élections, en donnant la priorité, la primauté à celle du président, a parachevé cette organisation des pouvoirs, centrée sur l’exécutif. L’élection législative est devenue un scrutin croupion ayant fonction à confirmer celle du président, avec l’appui du scrutin majoritaire ; et la légitimité pour exercer le pouvoir n’est plus celle d’une majorité parlementaire comme dans la plupart des démocraties européennes.

Les partis ont cessé de jouer leur rôle traditionnel et essentiel, de construction de projets politiques et de sélection des dirigeants, pour devenir des machines au service d’un candidat. L’élection d’Emmanuel Macron a apporté l’éclatante démonstration de cette évolution, poussée à son stade ultime. N’ayant jamais auparavant affronté le suffrage universel, et n’étant porté par aucune force politique, il a été élu président de la république et, dans la foulée a fait élire une majorité, qui ressemblait plus à un club de supporter qu’à un groupe parlementaire, enraciné dans les territoires et dans la société.

Cette situation conduit à une organisation pyramidale du pouvoir où tout procède du président…et de ses proches,..qui partagent la même vision, la même culture. Cela permet, bien sûr de prendre des décisions, et, au moins formellement, de faire des réformes. Mais il manque les ajustements, le recherches de points d’équilibre, les échanges et explications, qui conduisent à l’adhésion du grand nombre. On peut ainsi baisser les APL de 5€, faire du mécano avec les cotisations et la CSG, faire évoluer les retraites moins que le coût de la vie… toute mesure que la direction du budget rêve de voir prendre depuis tant d’années.

Et un jour ça craque, parce-que le plus grand nombre ne se reconnaît plus dans ces décisions, parce-qu’il n’y trouve plus de sens, seulement de l’injustice.

Alors que les institutions de la République devraient avoir pour ambition de diminuer la coupure croissante entre la population et les « élites », notre système institutionnel et la pratique du pouvoir qu’il induit, renforce « l’entre soi » des dirigeants et accroît, un peu plus encore, la défiance dont ils sont l’objet.

La France, comme d’autres pays, plus encore que beaucoup d’autres, doit retrouver des institutions et une culture démocratique, qui seule assure l’unité d’une nation et permet le changement durable. Nous en avons un besoin urgent.

Europe et Droit d’asile

Par JEAN-PAUL TRAN THIET et AL.

Note de l’Institut Montaigne et de Terra NovaTélécharger

INTRODUCTION

La gestion du droit d’asile a révélé, ces dernières années, un grave défaut d’efficacité et de solidarité au sein de l’Union européenne (UE). Les règles édictées il y a près de 30 ans et inscrites aujourd’hui dans le règlement de Dublin ont démontré leur insuffisance. Prétendre laisser aux seuls pays de première entrée dans l’UE la charge d’examiner les dossiers des demandeurs d’asile, c’est abandonner aux « États frontières » de l’UE (Italie, Grèce, Hongrie…) la responsabilité politique, administrative et opérationnelle de flux croissants au rythme de crises humanitaires et géopolitiques multiples. Une telle croissance du nombre de demandeurs n’avait pas été anticipée lorsque furent jetées les bases des procédures européennes actuelles. Résultat, lorsque les demandes d’asile ont explosé, les pays de « première ligne » ont été largement abandonnés à leur sort, y compris par la France qui s’est même permise de fermer la frontière franco-italienne. Cette absence de solidarité s’est doublée d’une absence d’efficacité, puisque les candidats qui auraient dû, en application du règlement de Dublin, être reconduits dans le pays de première entrée, ne l’ont été en réalité que très rarement.

L’absence de coordination des politiques nationales de l’asile a par ailleurs conduit à une inadmissible « loterie ». Un même demandeur voit ses chances de succès varier très sensiblement selon son pays d’origine, l’État auquel il s’adresse et la date où il le fait. Le même Afghan, qui aurait déposé sa demande en Hongrie, en Allemagne ou en France, en septembre 2015, janvier 2016 ou mai 2017, aurait vu des chances de succès varier de 10 à 90 %. La Convention de Genève, unique, donne lieu à 27 interprétations divergentes et fluctuantes ! Ces dysfonctionnements, conjugués à l’impossibilité fréquente de renvoyer les déboutés du droit d’asile, faute d’accords de réadmission avec leur pays d’origine, ont conduit des milliers de personnes, au final ni expulsables ni régularisables, à errer sur le sol européen sans espoir d’y trouver les moyens d’une vie décente. La disparité d’application de la Convention de Genève selon les pays d’Europe encourage même ceux dont la demande d’asile a été refusée à tenter leur chance auprès d’une autre autorité.

Face à cette situation chaotique, la Commission européenne a d’abord mis en place, en 2015, un mécanisme de relocalisation entre États membres des demandeurs d’asile afin de soulager temporairement les États les plus sollicités. Dans le même temps, l’UE a conclu avec la Turquie un accord pour contenir les migrants qui y transitent. Mais la première initiative, fondée sur l’imposition de « quotas », a rencontré d’importantes résistances. Quant à la seconde, si elle a effectivement permis de contenir les flux, ce fut au prix d’un respect très approximatif (pour utiliser un euphémisme) des obligations que nous avons souscrites en ratifiant la Convention de Genève et, surtout, d’une dépendance croissante aux exigences d’Ankara, non seulement financières, mais également politiques.

Au total, l’Europe s’est à la fois désunie et dramatiquement éloignée des valeurs qui fondent son projet historique : solidarité, respect des droits des individus et des engagements internationaux. Voilà ce qu’il s’agit de réparer, en commençant par réviser en profondeur le droit européen de l’asile.

L’Institut Montaigne et Terra Nova ont décidé de joindre leurs forces pour formuler ensemble des propositions dans ce domaine d’ici l’automne. Mais ils ont souhaité s’exprimer publiquement, sans attendre, sur quelques aspects particulièrement urgents, à la veille du sommet européen des 28 et 29 juin 2018.

I – LA SOLIDARITÉ, PRINCIPE ESSENTIEL DE L’UNION EUROPÉENNE, NE DOIT SOUFFRIR AUCUNE EXCEPTION

S’il est parfaitement compréhensible que les efforts imposés aux différents pays tiennent compte des niveaux de développement économique et de l’efficacité de leurs structures administratives, on ne saurait admettre que des États membres de l’UE décident unilatéralement de se soustraire aux obligations qui ont été édictées par ses institutions, rompant ainsi avec le devoir de solidarité qui est le principal ferment de notre cohésion. Il est inacceptable que les égoïsmes nationaux l’emportent sur notre intérêt collectif, qui est à la fois de mettre en place une politique européenne cohérente du droit d’asile et d’apporter une réponse effective aux pays les plus affectés par l’accroissement du nombre des demandeurs.

Dans ce cadre, nous ne devons pas nous interdire de lier le respect du principe de solidarité – y compris pour ce qui concerne les politiques définies en commun en matière de droit d’asile – et l’attribution des aides financières européennes, plus particulièrement les financements prévus au titre des fonds structurels. C’est une idée développée par la Commission dans le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union, à propos du respect de l’état de droit par tous les États membres. Créer un tel rapport de force politique nous paraît nécessaire pour faire évoluer les positions de certains pays et renforcer le devoir de solidarité qui a présidé à la création de l’Union.

En parallèle, l’UE doit être capable d’assister les pays que les contingences de l’histoire et de la géographie ont placés en première ligne des flux migratoires. Cela nécessite de mobiliser les fonds budgétaires nécessaires au financement des missions des gardes-frontières et garde-côtes européens (Frontex), ainsi qu’au soutien des administrations des pays de première entrée qui sont de facto en charge de l’accueil de la majorité des demandeurs d’asile et de veiller à leurs conditions de vie le temps que leur dossier soit instruit.

II – LA FORTERESSE DES PAYS TIERS SÛRS N’EST NI CONFORME À NOS VALEURS, NI EFFICACE À LONG TERME

Pour faire face, dans le futur, aux arrivées importantes de demandeurs d’asile, la Commission européenne a proposé d’adopter un nouveau règlement qui imposerait aux États membres, avant toute décision, de procéder à un examen préalable de recevabilité des demandes d’asile. À l’issue de cet examen rapide et superficiel, devraient être considérées comme irrecevables les demandes émanant d’individus qui auraient, avant de rejoindre le sol de l’UE, séjourné dans un « pays tiers sûr », c’est-à-dire un pays dans lequel les demandeurs n’ont en théorie rien à craindre pour aucun des motifs mentionnés dans la Convention de Genève. De telles demandes devraient donc être rejetées avant même d’avoir été instruites et les demandeurs renvoyés vers les pays concernés, pourvu que ceux-ci figurent sur la liste européenne commune des pays tiers sûrs et que des accords de réadmission aient été conclus avec ces derniers. Plébiscitée par certains pour son efficacité alléguée, cette solution conduirait en pratique à sous-traiter la gestion de l’accueil à une bande de pays tampons, situés entre les pays d’origine et l’UE, notamment sur la rive sud de la Méditerranée, ou à la Turquie. Nous la croyons contraire à la fois à nos valeurs, à notre droit et à nos intérêts.

Nous ne pouvons être l’Europe des Droits de l’Homme, perçue et enviée comme telle, et considérer que l’arrivée d’un nombre de réfugiés somme toute assez faible – relativement à la population de l’UE – pourrait mettre à tel point en danger notre confort que nous en viendrions à acheter notre tranquillité aux dépens des êtres humains concernés. Les pays tiers sûrs pressentis sont en effet des pays bien plus pauvres que les nôtres, auxquels nous demanderions, moyennant quelques contreparties principalement pécuniaires, de « stocker » dans des conditions inégales, voire déplorables des migrants dont nous ne voulons pas, y compris lorsqu’ils sont éligibles à la protection édictée par la Convention de Genève. Cette solution serait en outre contraire aux exigences de cette même Convention dont le respect est inscrit dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 18). Cette Convention interdit aux États signataires d’introduire des discriminations entre les demandeurs d’asile, notamment en lien avec le pays d’origine, et d’apporter des réserves au droit d’asile lorsque ses conditions sont remplies. Plus largement, la proposition de la Commission européenne méconnaît le caractère éminemment individuel de toute demande d’asile au regard de la Convention de Genève, dont le but est de protéger celui qui a des craintes personnelles de persécution. Enfin, comme l’a rappelé le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU, chargé de surveiller l’application de la Convention en vertu de son article 35, « l’asile ne peut être refusé uniquement pour le motif qu’il aurait pu être demandé à un autre État ». Enfin, la proposition de la Commission européenne entrerait en contradiction directe avec les règles constitutionnelles des pays qui, comme la France, ont érigé l’asile comme un droit fondamental intangible. Dans une décision du 13 août 1993 (Décision n° 93-325 DC), le Conseil constitutionnel a en effet rappelé que le droit d’asile comporte un droit à l’examen de la demande. Celui-ci a pour corollaire un droit au maintien sur le territoire jusqu’à ce qu’il ait été statué, afin de permettre au demandeur d’exercer effectivement les droits de la défense. Le Conseil constitutionnel a jugé, dans cette même décision, qu’il était contraire à la Constitution d’interdire à un demandeur d’asile de saisir l’OFPRA au motif que l’examen de cette demande relèverait « de la compétence d’un autre État en application des stipulations de la Convention de Dublin du 15 juin 1990 ». Cette décision a conduit le gouvernement à réviser la Constitution en y introduisant l’article 53-1 par la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 : « La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées ». Mais cet article ne saurait concerner des pays tiers sûrs qui sont par définition extérieurs à l’UE. Dès lors, comme le précise clairement l’avis adopté par l’assemblée générale du Conseil d’État le 16 mai dernier, la proposition de la Commission serait, compte tenu de l’ancrage de l’asile dans nos valeurs fondamentales, consacré par le quatrième alinéa du préambule de 1946, contraire à l’identité constitutionnelle de la France. L’adoption d’un tel règlement nous imposerait, sauf révision de la Constitution, de ne pas donner suite aux exigences de l’Union, ouvrant ainsi une crise majeure. Cette proposition soulève également des difficultés de nature politique. Elle implique, pour être réellement opératoire, que des accords de réadmission soient conclus avec les pays tiers sûrs, afin de pouvoir y renvoyer les candidats dont la demande aurait été jugée irrecevable. De tels accords de réadmission ne sont pas en soi une nouveauté, l’exemple de l’accord conclu entre l’UE et la Turquie en témoigne. Mais les contreparties sont souvent substantielles et croissantes avec le temps : financières bien sûr (la Turquie a déjà reçu trois milliards d’euros, en réclame trois autres et présentera de nouveau l’addition, à échéances régulières), mais elles pourraient, progressivement, devenir diplomatiques et politiques. Dans le cas turc, la question des visas est notamment sur la table. Ankara ne laisse pas d’évoquer d’autres sujets : négociations d’adhésion à l’UE, question chypriote, etc. Multiplier ce type d’accord augmenterait considérablement les risques de chantage à l’encontre de l’Europe. La solution promue par la Commission risque en somme d’entraîner les Européens sur un terrain très dangereux et de les mettre dans la main de gouvernements prêts à faire levier de la question migratoire pour obtenir des contreparties de diverses natures.

Enfin, d’un point de vue pratique, la pérennité de ces accords avec les pays tiers sûrs n’est même pas assurée. L’efficacité de ce mécanisme dépendrait en effet étroitement de celle de la police de l’État concerné ; tous les pays tiers, fussent-ils qualifiés de sûrs au regard du droit d’asile, ne sont pas aussi structurés et équipés que les Turcs pour surveiller leurs frontières. Or, si le pays tiers présumé sûr n’est pas capable de contrôler ses frontières, il apparaîtra rapidement inutile d’y reconduire qui que ce soit. La solution des pays tiers sûrs rencontrera ainsi très vite les limites de sa soi-disant efficacité. Le refus d’une irrecevabilité automatique liée au passage par un pays tiers sûr ne
signifie pas que l’UE ne doit pas rechercher, avec les pays d’origine et de transit, des accords pour sécuriser le parcours des demandeurs d’asile et offrir des solutions d’accueil aux autres migrants, dans des conditions décentes. C’est un aspect auquel nos travaux s’attacheront.

III – IL EST TEMPS QUE L’EUROPE S’ATTACHE À DÉFINIR UNE POLITIQUE MIGRATOIRE AMBITIEUSE ET ÉQUILIBRÉE

Dans les années à venir, les arrivées de migrants vont non seulement se poursuivre, mais s’accentuer, en raison des crises politiques, militaires et humanitaires, ainsi que des effets du changement climatique dans le monde. Refuser de définir une stratégie européenne face à ces mouvements, c’est se condamner à les subir de façon désordonnée et prendre le risque de fragiliser l’Union. Or, on ne pourra construire une politique européenne plus solidaire sans diagnostic partagé. Une réflexion doit donc s’ouvrir, sans tabou, sur l’évolution à moyen terme des phénomènes migratoires dans leur ensemble. Cette réflexion doit prendre en compte aussi bien les évolutions des flux migratoires en direction de l’Europe que les transformations démographiques et économiques profondes que traversent les pays favorisés que nous sommes.

Cet effort d’objectivation, indispensable s’agissant d’un phénomène qui suscite des réactions passionnées, ne peut être entrepris avec succès que s’il se base sur des statistiques et une information fables à l’échelle de l’Union. On ne peut se contenter, pour définir le cadre de la politique européenne en la matière, des données collectées par les ministères de l’Intérieur des pays membres, même harmonisées par le Bureau européen de l’asile. La mesure des mouvements de population, qui excèdent nécessairement les données légales de l’immigration régulière, intervient toujours avec retard ; la conscience scientifique entrant ici en contradiction avec l’impératif d’efficacité politique. Une meilleure connexion des fichiers utilisés par les administrations des pays de l’Union permettrait, par exemple, d’améliorer sensiblement l’objectivité des politiques conduites et la réactivité globale du système. Elle devrait être complétée par des recherches académiques permettant de trouver les bases d’un consensus sur les faits et les évolutions prévisibles des flux migratoires. L’Europe doit, en effet, se donner les moyens de comprendre et d’interpréter la situation du système migratoire à l’œuvre, et dépasser les statistiques sommaires et les propos convenus pour mettre en œuvre une démarche académique de long terme, seule apte à proposer au débat public, non des a priori idéologiques ou des idées reçues, mais des propositions d’explication et de prévision pouvant enfin nourrir un débat démocratique plus serein et plus objectif.

Dans ce contexte, politique du droit d’asile et politique migratoire doivent être pensées ensemble. C’est parce que la plupart de nos pays affichent et mettent en œuvre une volonté de restreindre l’accès à leur territoire que les guichets du droit d’asile sont engorgés, des migrants qui ne relèvent pas de la protection conventionnelle ayant trouvé dans sa sollicitation le seul moyen de prendre pied sur un territoire. Et c’est parce que les programmes de réinstallation des réfugiés sont à la fois inefficaces et insuffisants que des centaines d’individus fuient les zones de conflit pour tenter, par leurs propres moyens, d’atteindre l’Europe et d’y obtenir l’asile.

Dans ce cadre, seule une réponse à l’échelle de l’Europe peut être raisonnablement envisagée. Ceux qui feignent de croire à la pertinence d’une gestion strictement nationale sont des marchands d’illusions. Une approche coordonnée doit permettre de restaurer la confiance entre nos administrations nationales et d’anticiper, sur un horizon de « temps long », une politique migratoire qui tienne dûment compte de ses impacts économiques, sociaux et politiques, dans les pays d’origine et dans les pays d’accueil.

Pour conserver leur efficacité et leur acceptabilité, ces politiques nationales et européenne du droit d’asile devront s’accompagner de mesures permettant l’instruction rapide des dossiers sur la base de critères harmonisés, l’accompagnement effectif de ceux qui sont acceptés et l’organisation d’un retour effectif dans leur pays d’origine des personnes qui ne pourront bénéficier ni de l’asile, ni d’un droit à l’immigration légale. Le droit d’asile ne saurait en effet garder son sens si ceux qui en sont déboutés se maintiennent sur le territoire. L’ouverture de négociations entre l’UE et les principaux pays d’origine (à l’exception naturellement des pays en guerre ou en proie à des régimes qui bafouent manifestement les droits humains) pour s’assurer que la réadmission se déroule dans des conditions respectueuses de la dignité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux pourrait constituer un premier pas vers une politique équilibrée en la matière. À défaut, aucune de nos politiques ne fonctionnera et nous offrirons un vaste marché aux réseaux clandestins de passeurs qui se nourrissent aujourd’hui de la misère du monde.

Nous tirons donc un signal d’alarme sur ces trois points majeurs que constituent les questions relatives aux « pays tiers sûrs », à la nécessaire solidarité entre tous les pays de l’Union et à l’obligation d’une approche partagée permettant d’anticiper les flux migratoires d’aujourd’hui et de demain. Sur ces aspects, il n’est pas pensable que soient discutées par les institutions européennes, ni a fortiori adoptées, des mesures qui nous conduiraient à renier ce que nous sommes.

Nous entendons poursuivre nos travaux et formuler à cette fin des propositions alternatives inspirées par nos traditions humanistes et répondant à une exigence d’efficacité réelle, seule manière de désarmer les populismes tout en respectant nos valeurs.

IV – NOS PISTES DE RÉFLEXION

1. Pour ce qui concerne le droit d’asile

Une des premières priorités est de mettre fin à la disparité, entre les États membres, des pratiques administratives et des décisions juridictionnelles. Si l’harmonisation complète des législations et des pratiques nationales constitue, à ce stade, un horizon désirable mais éloigné, on ne saurait se satisfaire du manque patent de coordination des administrations européennes. La mise en place d’une agence commune, qui aurait pour mission l’édiction de recommandations aux autorités nationales, serait un premier pas en direction d’une solidarité effective. Dans ce modèle, les pays qui s’éloigneraient indiscutablement de la trajectoire commune seraient tenus de justifier leur comportement, voire se verraient notifier des mesures correctives qui pourraient conduire à des sanctions en cas de persistance. À tout le moins, l’unification des pratiques de mise en œuvre de la Convention de Genève pourrait être la première compétence d’une telle agence.

La seconde sera d’œuvrer, au sein de chacun des États membres, pour que les demandes d’asile soient gérées de manière plus efficiente, c’est-à-dire à la fois plus humaine et plus rapide. Le temps de latence observé entre l’arrivée sur le territoire et le dépôt de la demande d’asile devrait notamment être réduit au maximum, afin de permettre aux personnes bénéficiant de la protection d’entamer au plus tôt leur parcours d’intégration.

La construction d’un système européen d’asile garantissant sa cohérence, son imperméabilité aux gestions partisanes et son unité, y compris juridictionnelle, impose de doter les agences ou structures en charge de l’octroi de la protection d’un statut garantissant leur autonomie, sur le modèle des autorités indépendantes de régulation. Les soumettre aux aléas politiques des gouvernements est source de conflits d’intérêts avec les obligations souscrites dans la Convention de Genève. Ce nouveau statut accordé aux autorités nationales pourrait conduire à créer une structure européenne, responsable devant le Parlement, en charge de l’unité d’interprétation et d’application de la Convention de Genève. Cette structure adopterait des lignes directrices communes sur les notions les plus sujettes à interprétation et organiserait la diffusion et le partage d’informations sur les pays d’origine. Imaginer ensuite un mécanisme juridictionnel permettant d’imposer à toutes les juridictions nationales des interprétations de droit de la Convention marquerait un progrès significatif.

2. S’agissant des politiques migratoires

Nous entendons proposer une politique européenne de recherche et d’information sur les migrations éclairant le débat public avec des éléments objectifs incontestables sur la nature, les motifs et les itinéraires des flux migratoires. Il devient impératif de sortir le débat public des anathèmes et des excommunications, et absolument nécessaire de comprendre les déterminants de ces flux, d’en discerner les variétés et d’apprécier de manière critique l’efficacité dans le temps des mesures que nous prenons. Une meilleure compréhension des phénomènes et une meilleure anticipation nous conduiraient sans doute à explorer la création de capacités civiles de reconstruction remédiant aux conséquences des interventions militaires sources de migrations incontrôlées. Une force européenne intégrée de sécurisation des personnes et des biens après la phase de combat, puis de reconstruction des infrastructures de services publics élémentaires aurait sans doute plus d’effet qu’une aide publique dans des États effondrés…

Il faut aussi promouvoir le développement d’accords entre égaux entre l’Union et les pays d’origine pour traiter de manière commune les flux, les retours et les droits fondamentaux de part et d’autre. On doit comprendre que certaines reconduites à la frontière, décidées en France, en Italie ou en Allemagne, peuvent poser problème aux pays d’origine. La difficulté qu’ils ont à établir un état civil ou des registres administratifs entièrement fables est un sujet de coopération, comme le partage de certains fichiers de sécurité. Travailler d’un commun accord à mieux établir les droits fondamentaux des ressortissants des deux parties sur les territoires de l’une et de l’autre est aussi un moyen de tarir certains flux, et de faciliter les retours. Dans cette perspective, on devrait explorer plus finement l’idée de statuts reposant sur la liberté de circulation et non d’établissement. On peut comprendre l’attractivité des systèmes de santé européens, et la volonté d’en garantir le bénéfice – comme celui des appareils de formation – aux enfants : qui d’entre nous, placé dans pareille situation, ne le voudrait pas aussi ? Mais il est sans doute possible d’accéder à ce vœu, dans une certaine mesure, sans accroître la présence de populations résidentes. Par exemple en réfléchissant à la portabilité des droits (quand des droits à retraite ou à couverture ont été constitués, ils peuvent être transmis, moyennant une cotisation maintenue, à des ayants droit) ou encore à la création de droits étalés au séjour (après un diplôme et un séjour initial d’expérience professionnelle, un droit à retour durant dix ou vingt ans d’une durée totale plafonnée et fragmentée sur la période).

L’asile est devenu l’exutoire de la fermeture des frontières. C’est à une autre idée du rapport de l’Europe au monde que nous recourons pour sortir des impasses et des fermetures actuelles.

REMERCIEMENTS

L’Institut Montaigne et Terra Nova remercient particulièrement les personnes suivantes pour leur contribution.

Thierry Pech, directeur général, Terra Nova (co-président)
Jean-François Rial, président directeur général, Voyageurs du Monde (co-président)
Jean-Paul Tran Thiet, avocat – JPTT & Partners (co-président)

Membres du groupe de travail :

Jean-Claude Cousseran, ancien ambassadeur
Jean Faber, haut fonctionnaire
Alice Gueld, rapporteure
Leïla Vignal, enseignante-chercheure en géographie, co-coordinatrice du Pôle « Europe » de Terra Nova
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Les contrats aidés, un passeport pour l’emploi en entreprise

Par WENCESLAS BAUDRILLARD et JEAN-PAUL TRAN THIET

Source : Les Echos 07.09.2017Téléchargement

Pas d’échéance électorale majeure en vue ; des entreprises qui recommencent à embau­cher : il n’en fallait pas plus pour que le gouvernement décide de réduire les emplois aidés.

Ces emplois concernent à la fois le secteur non marchand, collectivités publiques et associations, et le secteur marchand. Entre eux, une commu­nauté d’inspiration : insérer des jeunes écartés de l’emploi. Mais une considéra­ble différence du montant de l’aide. Pour le secteur non marchand, sont prévus l’exonération totale des cotisa­tions et taxes patronales et le rembour­sement jusqu’à 95 % du SMIC. Pour le secteur marchand, la générosité est massivement réduite, avec le seul remboursement de 35 % du SMIC. Au 31 mars 2017, 318.000 jeunes étaient ainsi employés dans le non-marchand et 57.000 dans le marchand.

Malgré cet écart de l’aide, les résultats respectifs mesurés par le ministère du Travail écrasent le secteur non mar­chand : six mois après leur sortie de ces contrats, 36 % des bénéficiaires sont en emploi. En entreprise, dans le même délai, 66 % des sortants sont employés, dont 70 % en CDI. Vu comme passeport pour l’emploi, le contrat aidé échoue dans le secteur non marchand et réussit dans le secteur marchand avec un coût quatre fois moindre.

Pourquoi ce gap ? Parce que les finali­tés des employeurs diffèrent. Dans le non-marchand, l’employeur veut ren­dre un service malgré l’insuffisance de ses ressources. L’Etat, qui a un intérêt majeur dans le traitement social du chômage, prend à sa charge son coût. A l’issue du contrat, l’employeur, tou­jours démuni, laisse partir son employé et embauche un nouveau contrat aidé, presque gratuit. En revanche, l’entre­prise qui embauche en contrat aidé le fait pour un projet de développement mais veut être prudente. Ce soutien lui permet de tester pertinence du projet et capacité du jeune. Si les deux sont vali­dées, le jeune est pérennisé dans son emploi.

Au bout de six mois, 66 % des titulaires de contrats aidés en entreprise sont embauchés.

Il faut les renforcer en exonérant l’employeur des charges salariales.

Alors faut-il sabrer ces contrats aidés ? Les réduire dans le non-mar­chand, sûrement : l’addiction de ces employeurs au travail quasi gratuit est nocive. Mais assistants de vie scolaire pour élèves handicapés, animateurs d’activités périscolaires, aidants pour personnes dépendantes, médiateurs de cité rendent un service réel : qu’advien­drait-il de ceux qu’ils soutiennent ? Et, ne pas l’oublier : ils ne sont plus inscrits à Pôle emploi. La question devient donc celle des priorités, des rythmes et des modalités : quels services préserver, quelle programmation, quelles res­sources ?

Pour les entreprises, doit-on suppri­mer sans rémission un système qui démontre sa capacité à insérer et stabiliser dans l’emploi pour un coût modeste ? Evidemment non. Cela sup­primerait pour les jeunes un vrai passe­port pour l’emploi ^t attenterait à la compétitivité des entreprises. Mais ces contrats aidés peuvent être adaptés aux nouvelles réalités du marché du travail. Dans le sens des initiatives du président de la République, une alternative existe. Les exonérations de charges patronales sont au taquet : pour ces publics, exoné­rons l’entreprise des charges salariales. L’économie pour l’employeur serait d’environ 25 % du salaire brut sans tou­cher à la rémunération nette. Aisément compréhensible, instantanément applicable, cette exonération abonde­rait immédiatement la trésorerie des entreprises. Sans empilage de restric­tions, cette exonération impacterait immédiatement l’emploi des jeunes dont la tranche d’âge bénéficie le moins de la baisse du chômage. Pour les finan­ces publiques, le coût par emploi créé serait inférieur à celui des contrats actuels.

Wenceslas Baudrillard et Jean-Paul Tran Thiet sont membres du groupe « Que faire ? », qui rassemble d’anciens membres de cabinets ministériels de droite, du centre et de gauche, ainsi que des dirigeants d’entreprise.