Par SOPHIE SEGOND et JEAN-PAUL TRAN THIET
Source: Les Echos du 12.02.2019 (une version courte a été publiée dans le quotidien)
La politique européenne de concurrence est-elle obsolète, comme l’affirme Bruno Le Maire ?
Cette politique comporte trois dimensions : le contrôle a priori des fusions (terme impropre mais commode), l’interdiction des aides publiques aux entreprises et la répression des ententes et des abus de position dominante. Si la troisième n’est pas à l’abri des reproches, ce sont surtout les deux premières qui sont l’objet des critiques les plus virulentes, surtout après le refus du rapprochement Alstom/Siemens.
L’existence d’une politique européenne de concurrence a puissamment contribué à l’intégration économique européenne et reste nécessaire. Mais bon nombre des reproches formulés sont pertinents et devraient conduire l’Union européenne à s’interroger sérieusement sur les évolutions à apporter
Le contrôle des concentrations entre entreprises a déjà suscité plusieurs polémiques : l’interdiction, en 1991, du rapprochement Aérospatiale-Alenia-De Havilland, sous le prétexte d’un risque de position dominante pour les avions de transport régional de 20 à 70 passagers, a conduit, quelques années plus tard, à la disparition de toute production en Europe de ce type d’appareils, au profit du canadien Bombardier et du Brésilien Embraer. Le refus de l’accord tripartite entre Péchiney, Alcan et Algroup, qui a conduit le premier, moins d’un lustre plus tard, à se faire vassaliser par le second, ou de celui entre Schneider et Legrand, annulé ensuite par le juge européen, firent également grand bruit. Aujourd’hui, le débat reste intense entre partisans d’une application stricte des règles de concurrence et demandeurs d’une stratégie industrielle européenne : si des géants industriels européens passent si facilement sous contrôle chinois ou américain (Pirelli, PSA, Alstom énergie, etc.), c’est pour partie parce que les acteurs européens potentiellement intéressés (Michelin, Renault, Siemens ou d’autres) redoutent de se confronter à plusieurs mois de négociation avec la Commission européenne pour se voir, in fine, imposer des cessions ou désinvestissements qui feraient perdre au projet une bonne partie de son intérêt. Le même constat peut être décliné pour les télécommunications, l’agroalimentaire, l’énergie, etc., tous secteurs où la consolidation apparaît bloquée par la pratique décisionnelle des autorités de concurrence. Les effets induits sont nombreux, y compris en termes de délocalisation des centres de décision, puis de R&D, après celle des installations de production. Certes, moins de 0,5% des projets notifiés sont interdits, mais la réalité est beaucoup plus complexe : de nombreuses entreprises ont renoncé, en raison des risques d’opposition et il existe de très nombreux cas où, pour éviter une interdiction, les parties ont spontanément modifié le périmètre de l’opération ou souscrit des engagements de désinvestissement détruisant une partie significative de la valeur d’entreprise liée au rapprochement. Sans parler du signal politique envoyé aux entreprises. Tout cela conduit légitimement à mettre en question le « logiciel idéologique » des services de la Commission européenne.
Ce qui pèche le plus ce sont les réticences à prendre en compte le marché européen dans sa globalité et dans ses affrontements avec la concurrence mondiale (dans près de 40% des cas, la Commission se limite à l’appréciation d’un ou plusieurs marchés nationaux). Sans oublier l’absence de véritable analyse prospective, non à l’échéance de deux ou trois années, mais bien au-delà, en essayant d’évaluer les forces respectives des acteurs à moyen terme.
L’interdiction des aides publiques aux entreprises est une véritable spécificité européenne, sans équivalent chez ses grands concurrents mondiaux. Autant dire que l’Europe a décidé, d’elle-même, de se créer un handicap de départ en interdisant toute intervention publique au soutien des entreprises, lorsqu’elle est susceptible de créer une distorsion dans les échanges intra-européens. Une telle restriction était parfaitement justifiée lors de la création du marché commun : laisser les autorités nationales, par leurs interventions, avantager leurs propres entreprises aurait conduit à recloisonner les marchés. Aujourd’hui, alors que le marché unique n’est plus guère contesté et que l’économie européenne est frappée d’atonie, ce qui pénalise tout particulièrement notre industrie face à la concurrence mondiale, on peut réellement se demander s’il ne serait pas temps de revisiter de fond en comble l’application de ces règles.
La première priorité serait de limiter strictement l’intervention de la Commission européenne aux situations où les échanges entre pays membres sont réellement affectés, de façon significative. Que la Commission cesse de contrôler les aides aux producteurs d’huîtres creuses, aux pêcheurs professionnels d’anguilles en eau douce, voire à la mise à disposition, de terrains ou de bâtiments bénéficiant aux PME. Au lieu de s’ériger en juge de paix de l’octroi de fonds publics, la Commission devrait s’en tenir à son rôle, limité aux cas où l’unité du marché européen risque réellement d’être mise en danger, c’est-à-dire ceux où les mécanismes d’aides peuvent effectivement influer sur la localisation d’entreprises importantes. Le critère déterminant ne doit pas être « y a-t-il distorsion ? » (on trouvera toujours un concurrent pour s’en plaindre), mais « le marché unique est-il réellement en danger ? ». Même dans les situations où le marché européen serait susceptible d’être sensiblement affecté, une mise en balance objective des intérêts en présence devrait être opérée : avantager temporairement une entreprise en difficulté peut être préférable à sa disparition, si ses perspectives de redressement sont sérieuses ; apporter son soutien, à un secteur confronté à la concurrence mondiale peut relever d’un intérêt européen commun, de même que soutenir les efforts d’innovation et de développement technologique même si tous nos États ne sont pas disposés à y consacrer les mêmes moyens. Il est temps de réintroduire un peu de politique économique dans le dispositif.
Traiter ces questions suppose aussi d’ajouter celles de l’application du principe de réciprocité dans les échanges internationaux. L’incapacité de l’Union européenne à faire respecter un minimum de réciprocité dans les échanges internationaux a souvent été dénoncée. Elle est réelle. C’est un autre sujet, dira-t-on. Non, c’est exactement le même sujet, lorsque l’on constate que le marché européen, le plus important marché solvable du monde, est largement ouvert aux concurrents japonais, chinois ou américains, lesquels réservent à leurs entreprises la plupart de leurs marchés publics, dans le ferroviaire, l’énergie, les télécommunications et bien d’autres secteurs.
Oui, sur tous ces plans, la politique européenne est obsolète et exige un sérieux aggiornamento. Une telle remise à plat suppose une évaluation objective des inconvénients du régime actuel et la mise en œuvre, sans attendre, de trois mesures d’urgences. D’abord, en contrôle des concentrations, imposer le principe selon lequel le doute bénéficie aux entreprises, c’est-à-dire qu’une autorisation doit être accordée si la Commission n’arrive pas à démontrer que le risque de domination du marché est patent. Toujours pour les concentrations, créer une instance d’appel politique qui puisse imposer sa volonté face aux techniciens de la concurrence ; elle existe en Allemagne, en France et dans beaucoup d’autres pays européens, mais pas à Bruxelles. Pour les aides publiques, remplacer l’actuel contrôle a priori et sa prohibition de principe par un contrôle a posteriori réservé aux cas où les échanges entre pays de l’UE sont significativement affectés. De même, créer une présomption de légalité pour les mesures de soutien aux entreprises qui sont mises en œuvre de façon coordonnée entre trois États membres minimum, représentant au moins 20% du PIB de l’Union.
Sophie Segond est avocat à la Cour et membre du groupe « Que Faire ? », qui rassemble d’anciens membres de cabinets ministériels, de droite, de gauche et du centre, et des dirigeants du secteur public ou privé, désireux de réformer la France.
Jean-Paul Tran Thiet est Senior Fellow de l’Institut Montaigne, avocat à la Cour et membre du groupe « Que Faire ? ».